“D’accord”, “cool”, “parfait” : au quotidien, on limite souvent ses jugements à des jugements subjectifs et approbateurs, plus automatiques que réfléchis. Ils correspondent à des conventions de communication, ils servent de signaux de reconnaissance minimale, ils ponctuent une écoute peu engagée. Quant à la question d’interrompre ce flux confortable, en émettant une critique ou une considération plus objective, beaucoup s’y refusent. "Je ne veux pas juger", entend-on pour preuve de bonne foi. Ne pas juger se veut une posture rassurante, tenue à l’écart de toute condamnation morale. Mais qui prouve sa bonne foi renforce plutôt sa mauvaise foi, la personne qui ne veut pas juger s’avère souvent juger particulièrement, sévèrement, et sa critique se donne à entendre dans ses épais silences. Et la personne qui parle comme celle qui se tait s’enfouit dans des monologues incommuniquants, manque l’occasion d’un dialogue construit. Préserver la politesse vaut-il mieux que d’oser émettre un jugement ? Pourquoi tant de stratégies pour contourner un acte apparemment simple ?
Un jugement a plusieurs sens. Un premier sens juridique, assez strict : le jugement est une décision qui tranche entre deux partis opposés, distribuant les raisons et les torts, les punitions et les réparations. Le deuxième sens, philosophique, est lui très vaste : le jugement désigne tout acte de parole qui confère un attribut à un sujet, c’est-à-dire toute proposition qui spécifie la particularité d’un sujet, du type « A est ceci ». Il est, au moyen de la copule qui le caractérise, toute affirmation ou négation de l’existence d’une chose ou d’un rapport entre deux choses. Entre ces deux sens, l’usage courant varie dans une zone floue : on assimile bien souvent le jugement à la critique, à l’opinion, ou à la catégorisation (qui peut elle-même dissimuler une critique). On échappe au jugement en le modérant par des signes de subjectivité, comme « j’ai l’impression », « il me semble que », « pour moi »… Si l’on préfère souligner sa subjectivité et se fier à ses intuitions sensibles, c’est qu’il y a un risque à juger, une difficulté ou une peur inhérente à cet acte apparemment simple. Ci-dessous, nous identifions d’abord les blocages psychologiques, avant les blocages cognitifs.
-- Pourquoi le jugement fait-il peur ?
La première raison mise en avant, pour justifier qu’on se refuse à juger, est bien souvent une question rhétorique : « qui suis-je pour juger ? ». Elle affirme une certaine humilité : on ne juge pas car on n’est pas apte à, on ne se trouve pas légitime. Cette affirmation présuppose que juger réclame une connaissance suffisante de l’objet à juger, afin d’éviter la partialité, le jugement biaisé. Selon cette conception, le jugement doit être total, il ne peut pas concerner qu’une partie de l’objet. Il doit être valide en tout lieu et en toute situation. Le jugement, pour celui, celle qui ne se sent pas apte à juger, est absolu. De même, la vérité est absolue, inaccessible au commun des mortel.les, qui ne peuvent s’en tenir qu’à leurs perceptions subjectives, incomplètes et équivalentes. Une telle conception, apparemment humble, disqualifie en fin de compte toutes les tentatives de jugement ou bien les rend propres à chacun.e, indiscutables, enfermées dans un dialogue de sourd.es. Seuls sont vrais, dans un tel système, des jugements réductionnistes à propos des autres jugements (« cette idée est partielle, incomplète, subjective, vraie pour toi, etc. »). Ce relativisme absolu refuse de comparer les jugements, sauf celui, au-dessus des autres, qui affirme qu’il ne faut pas juger. Seul Dieu, seule une experte, seule une personne omnisciente pourrait juger. Le jugement est un jugement divin, qui frappe avec le caractère définitif d’une condamnation ou d’une élection au paradis. Puisque juger s’entend comme un acte si lourd, on craint de commettre une irréparable injustice, d’emprisonner quelqu’un.e dans une catégorie éternellement fixe, on craint d’essentialiser l’autre. Sous l’humilité proclamée, ce refus du jugement s’inscrit donc dans un régime d’inquiétude motivé au contraire par un orgueil excessif. On se refuse à juger car on connaît l’infinie complexité du jugement divin, on a la conscience intime de côtoyer l’absolu.
Le deuxième ensemble de raisons s’inscrit dans un schéma plus immédiatement émotionnel. On craint de juger par projection, car on craint, pour soi-même, d’être jugé.e. Avoir peur d’être jugé.e révèle de la personne sa croyance que si elle est jugée, ce sera négativement. On craint de se dévoiler car on craint de ne plus être aimé.e. D’une part on craint donc de juger car le jugement est un positionnement où l’on dévoile le fond de sa pensée, on risque de montrer sa bêtise, d’avoir tort, de désenchanter l’autre. D’autre part, car on a peur d’infliger à autrui la critique que l’on redoute pour soi, on s’inquiète de blesser, on craint la violence par empathie. Au fond de ce type de peur de juger quelqu'un.e et d’être jugé.e, il y a la crainte de ne plus être aimé.e, qui repose sur une mauvaise estime de soi. À l’origine de la peur de juger, on trouve un jugement initial, comme traumatique, qui handicape les suivants : le mauvais jugement de soi par soi-même. Ce régime de peur du jugement repose sur la polarité contraire du précédent, sur un excès d’humilité, une tendance intrinsèque à l’abnégation.
Il faut voir une particularité du jugement qui alimente ces deux régimes de la peur de juger. Le jugement d’autrui statue sur sa responsabilité. De même que l’institution judiciaire prétend établir la responsabilité juridique et morale d’une personne désignée coupable (était-elle ou non en pleine possession de ses moyens ?, demande-t-elle aux expert.es psychologues), tout jugement de quelqu'un.e nomme ou laisse entendre une cause à son état d’être ; éventuellement, la personne elle-même. Au cours d’un jugement, le sujet s’entend désigné victime ou responsable de ce qu’il est. La puissance de l’acte consiste en ce qu’il met en relation la personne avec sa propre liberté. « Tu es ainsi » rappelle en même temps à l’interlocutrice, qu’elle pourrait être autre ; « On t’a fait ainsi » le conforte au contraire dans une condition victimaire. Aussi la personne qui juge a-t-elle à son tour une responsabilité, elle décide de l’éclairage qu’elle renvoie au sujet dont elle parle. Elle s’expose aux conséquences de corroborer ou ébranler la narration confortable de la personne à qui elle s’adresse.
-- Pourquoi le jugement est-il difficile ?
Souvent, on explique la peur de juger par la peur de ses conséquences. Sur la base d’un jugement, on prendra une décision, qui sera suivie d’effets réels. Le jugement guide en effet notre action dans le monde. Dans ce cas, la peur de juger est bien plutôt peur de mal juger, c’est-à-dire de mal évaluer les faits et leurs suites attendues : peur de faire erreur, de causer une injustice ou de regretter le jugement passé. Certain.es sont tenté.es d’éviter tout jugement et de suivre uniquement des sensations subjectives : on se déresponsabilise alors des conséquences à plus long terme. Mais tôt ou tard, il faudra bien juger, quand les sensations se contredisent ou s’absentent ; il faut alors trancher selon des moyens rationnels. Voyons plutôt ce que l’action de juger présente de difficile.
Premièrement, l’action implique de distinguer deux objets, ou un sujet de ses attributs. Quand il s’agit de distinguer une table du bois qui la compose, par exemple, pour formuler « cette table est en bois », l’opération est assez simple, mais quand il s’agit d’un sujet conscient, complexe, protéiforme, la tâche est plus ardue. Dire par exemple « cette personne est juste », suppose d’isoler la justice des autres qualités et défauts qu’elle présente également, y compris proches ou apparemment contradictoires, et de distinguer cette personne des autres, qui ne sont pas justes. Il faut sortir de la confusion, de la quête de similarités et identifier des différences, des spécificités propres au sujet dont on parle.
Deuxième difficulté, bien juger nécessite de sortir de sa pure perception subjective et sensible et de tenter un accès à la généralité. Chercher un jugement vrai revient à tenter d’élaborer une vérité que tou.tes peuvent constater (ou remettre en question, si la proposition est fausse). Il faut pour cela sortir de notre seul point de vue et envisager ce que d’autres percevraient. On ne peut pas dire « cette personne est juste » si l’on a seulement conscience d’éprouver de la sympathie pour elle ; il faut envisager d’autres points de vue, y compris celui de la personne que l’on juge.
-- Comment utiliser le jugement pour pratiquer la philosophie ?
Juger établit une connexion entre un sujet (dont on parle) et un objet (qui lui est attribué). Le jugement peut être vrai, s’il correspond à la réalité, faux, s’il contredit la réalité, ou indécidable, si l’on ne peut pas vérifier la correspondance. La philosophie cherche à formuler des jugements vrais. Elle recherche donc une certaine objectivité, c’est-à-dire la connaissance d’un objet en lui-même, non pas biaisé par le point de vue posé sur lui. L’objectivité peut s’exprimer y compris dans la relation à soi : par exemple « j’ai froid », associe au sujet l’objet « froid », dépassant la seule description sensible (« je grelotte »). On pourrait aller plus loin dans la généralité : « par 0°C, sans pull, j’ai froid », voire même « la plupart des humains, par 0°C, sans pull, a froid », élargissant progressivement l’objectivité, de la situation puis du sujet. Plus l’objectivité est large, plus le jugement est utile car il fait office de connaissance, c’est-à-dire qu’il est stable, durable, reproductible. C’est pourquoi on cherche une certaine justesse dans l’expression du jugement : plus il est précis, mieux il s’applique aux données présentes, aux données passées et aux probables données futures. On peut déduire d’un jugement pertinent une attitude à adopter, une stratégie efficace dans le monde.
La pensée dispose de plusieurs outils pour construire un jugement : l’expérience vécue, les connaissances acquises, l’imagination et la logique permettent d’envisager ou inférer les autres points de vue que le notre, de tourner autour de l’objet considéré. Une part d’interprétation du réel, souvent incertaine, est donc à l’œuvre. Un jugement est assez certain s’il caractérise seulement une particularité connue du sujet étudié (Kant nomme ce type de jugement « analytique ») ; il est moins certain s’il combine au donné des connaissances extérieures ou des extrapolations (il est alors dit « synthétique »). Pour la pensée philosophique, on retiendra les jugements certains ou probables, c’est-à-dire cohérents logiquement et applicables dans la plupart des cas similaires. Il faudra donc vérifier si l’argument qui soutient le jugement se tient logiquement, et s’il résiste à l’épreuve du réel, proposé à l’expérience ou au dialogue avec autrui.
Il existe en philosophie un terme couramment traduit par « suspension du jugement » : il s’agit de l’épochè. L’épochè désigne l’attitude sage de celui, celle qui se retient d’émettre toute approbation ou désapprobation, toute condamnation ou adhésion. Elle consiste à retenir les opinions et les penchants, les affects favorables ou défavorables qui tendent à épouser ou repousser l’objet dont on parle. Cette condition à la réflexion philosophique, proposée par les sceptiques, permet de maintenir une distance vis-à-vis de l’objet, pour ne pas être soi-même impliqué.e dans le jugement que l’on émet. L’épochè est une discipline intérieure, une quête de tranquillité qui est en effet une condition au jugement philosophique. En d’autres termes, il s’agit de suspendre le jugement impulsif pour laisser la place à l’élaboration d’un jugement philosophique.
Pour se réconcilier avec le jugement il faut donc s’en détacher. On émet un jugement comme une tentative au sein d’un processus d’interactions avec la matière, les autres, le monde. Par le jugement, on entre dans l’existence, on s’expose à la rencontre, on s’invite dans la réflexion collective. Le jugement est une prise de risque pour laquelle il faut suspendre la peur comme l’enthousiasme aveuglants et s’essayer à modéliser un objet dont on ignore toujours une partie. En ne jugeant pas, on s’empêche de connaître sa propre finitude, on en conserve une image déformée, tantôt excessivement grande, tantôt excessivement petite.
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