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Qu'est-ce que la pratique de la philosophie ?

La philosophie part de l’énigme. Alors considérons celle qui se présente ici : l’association de “pratique” et “philosophie” paraît bancale. La pratique est la somme des gestes répétés, l’expérience concrète qui s’accumule vers une technique maîtrisée. On imagine au contraire la philosophie comme une non-action, une contemplation des choses abstraites pour en déduire les principes. Praticien.ne et philosophe s’opposent comme l’ouvrier.e et l’architecte, l’un.e réalise tandis que l’autre conçoit ; l’un.e façonne, l’autre théorise. La pratique semble aveugle et erratique aux yeux de la philosophie, la philosophie passe pour maladroite et hors-du-monde, pour l’être pratique.

Certes les principes, lois et théories intéressent la philosophie. Mais en regardant bien les philosophes, on leur reconnaît aussi des gestes : au minimum, ceux de regarder, écouter, parler, écrire. Souvent même, ils et elles interviennent dans la société, bousculant les idées reçues et les croyances profondes. Il y a bien une action philosophique concrète, aux effets concrets. Enfin, pratique et philosophie ont la production en commun : la philosophie invente des concepts pour décrire les lois qu’elle observe ou bien des stratégies pour dénouer les problèmes, en proposant de nouveaux points de vue.

« Pratiquer la philosophie » explore activement cette complémentarité : la pratique de la philosophie se présente comme un apprentissage technique. D’un côté, on exerce la pensée sur des enjeux personnels, pour saisir ses opérations simples – on met en place une philosophie pratique. De l’autre, on comprend la pensée philosophique comme un muscle, on décompose et on répète ses gestes pour gagner en habileté – on s’entraîne à une pratique philosophique. Penser philosophiquement signifie formuler une idée en l’articulant logiquement, raisonnable, source de sagesse et pertinente universellement, dans la mesure du possible, ou du moins pour une certaine communauté identifiée. En général, pour qui tente cet apprentissage technique, se posent rapidement plusieurs problèmes que je propose d’explorer ici : peut-on maîtriser nos pensées ? comment connaître ce qui est sage ? peut-on savoir ce que pense l’autre ?

 

-- Peut-on maîtriser nos pensées ?

Penser, c’est-à-dire formuler mentalement une idée, passe pour une activité incontrôlable. Quand il faut « trouver une idée », on trouve soudain son esprit vide. Au contraire, au quotidien, les pensées apparaissent et se suivent les unes après les autres, on peine à les faire taire, à les concentrer sur un sujet précis ou à transformer les impressions en mots. Les associations d’idées suivent des schémas inconscients ; certaines expériences, comme la méditation, nous prêtent même à croire qu’un.e autre pense à l’intérieur de nous, tant la logique du jaillissement d’une idée semble impossible à saisir.

Pour sortir de cette difficulté, pour comprendre comment l’on peut réguler la pensée vers un langage philosophique, il faut d’abord préciser le sens et la nature d’une telle pensée. La pensée philosophique se distingue de la préoccupation (l’agitation incontrôlable des idées) et de l’intuition (l’apparition spontanée d’une pensée à l’occasion d’une impression sensible). Au contraire, la pensée philosophique est calme, progressive et argumentée. Bien sûr, la préoccupation ou l’intuition peuvent être le point de départ de la philosophie : l’angoisse devant la mort questionne l’être humain sur le sens de la vie, l’intuition d’une vérité invite à la développer. Mais la philosophie dépasse l’immédiateté ; elle part de l’intranquillité – un problème ou un désir – pour tenter de construire verbalement le chemin de la tranquillité, c’est-à-dire la formulation d’une vérité. Elle désigne donc les étapes du cheminement (l’argumentation) aussi bien que la conclusion (la vérité) : elle est une construction empirique.

Le ou la philosophe cherche ainsi à établir des vérités appuyées sur des arguments. Il ou elle exerce une pensée particulière : la raison. Pratiquer la philosophie revient à mettre au travail la raison. On peut en effet comprendre cette faculté comme un ensemble de techniques simples. D’une part, les techniques qui concernent la compréhension : observer, expliquer, analyser, interpréter, juger, synthétiser. D’autre part, celles qui concernent la problématisation : questionner, objecter, critiquer. La raison désigne ce mouvement dialectique du sujet à l’égard d’un objet, qui l’embrasse et le met à distance. Ces différentes aptitudes forment ensemble une technique que l’on peut exercer et améliorer, pour maîtriser une certaine pensée, de nature philosophique.

 

-- Comment connaître ce qui est sage ?

La sagesse est d’une part la condition de la philosophie, puisque philosopher requiert une attitude calme et disponible : un état de sagesse initiale. Un.e philosophe doit en effet pouvoir contempler les idées librement, pour les articuler entre elles et faire varier les perspectives. D’autre part, la philosophie élabore un ensemble de vérités qui forment la sagesse du, de la philosophe, ses connaissances particulières sur le monde : la sagesse construite.

Toutefois, cette sagesse construite n’est pas aussi solide que l’on aimerait. On vient à la philosophie en espérant trouver des réponses aux questions existentielles et on la quitte souvent, déçu.es d’y trouver plus de questions encore. La philosophie est impitoyable : elle répond aux problèmes par d’autres problèmes. À y regarder de plus près, parler de « technique » philosophique pose une nouvelle difficulté : le, la technicien.ne possède un savoir fixe, la, le philosophe, non. Quand Socrate apprend de l’oracle qu’il est le plus sage d’Athènes, il s’étonne d’abord : tous les artisans et les hommes politiques en savent infiniment plus que lui, malhabile et inapte aux affaires d’État. Il comprend cependant ce qu’est la sagesse quand il découvre sa particularité – « je sais que je ne sais rien ». La philosophie n’est pas le lieu des certitudes, du réconfort, ni des opinions. Les vérités philosophiques ont un statut particulier, elles sont provisoires, hypothétiques ; elles valent au sein d’un certain paradigme, avec la conscience que celui-ci peut changer. Si solidement argumentées qu’elles soient, elles sont toujours prêtes à être contredites. Elles ne participent pas d’un système cohérent sur lequel on peut élaborer de nouvelles conclusions, comme il en va en sciences, en mathématiques, en technique. Au contraire, contribuer à la philosophie revient à contredire ce qui a été dit, à pointer de nouveaux problèmes.

Il existe alors un troisième niveau de sagesse pour qui pratique la philosophie. Il s’agit de la sagesse empirique, acquise par l’expérience philosophique, le vécu répété d’un détachement du désir de certitude. Cette sagesse apprise à force de pratique consiste à être disposé.e à mettre à l’épreuve toutes les conclusions que l’on a élaborées. Elle constitue l’éthique d’une pratique de la philosophie. La sagesse empirique recouvre progressivement la sagesse initiale, à mesure que le, la praticien.ne se convainc, par l’expérience, de l’impermanence des vérités. Le, la philosophe est en perpétuel cheminement, dans un devenir-sage. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le sens étymologique de philosophia, l’ “amour de la sagesse” : n’est pas philosophe qui se pense sage, mais qui contemple la sagesse, avance vers elle et la redécouvre à mesure qu’il, elle la côtoie.

 

-- Peut-on savoir ce que pense l’autre ?

J’ai choisi, jusqu’à présent, de nommer « raison » la faculté de penser propre à la philosophie. On pourrait distinguer les qualités à l’œuvre. Kant, par exemple, distingue trois facultés inhérentes au pouvoir de penser au fondement de la philosophie : l’entendement, la faculté de juger et la raison. L’entendement désigne, selon lui, le pouvoir de connaître l’universel, c’est-à-dire la faculté à forger des concepts, des mots qui désignent des phénomènes universels. La faculté de juger renvoie au pouvoir de “subsumer le particulier sous l’universel”, c’est-à-dire de reconnaître dans des phénomènes ponctuels des concepts généraux (par exemple, je vois une personne qui tremble et je reconnais « la peur », ou je vois un homme promenant une enfant et je reconnais « un père »). La raison enfin désigne le pouvoir de “déterminer le particulier par l’universel”, c’est-à-dire de formuler les lois et principes qui président au monde et aux actions. Ces trois facultés impliquent la capacité à se rapporter à l’universel, c’est-à-dire ce qui vaut pour tous et toutes, en tout lieu, en tout temps. Philosopher revient à rechercher ce qui vaut non pas seulement pour moi, mais aussi pour les autres, et à nommer les phénomènes qui nous sont communs.

À juste titre, on prendra quelques précautions, aujourd’hui, à employer le terme « universel ». L’homme blanc bourgeois a en effet pris prétexte de sa connaissance d’un universel auto-proclamé pour nier et dominer les autres subjectivités (1) ; affirmant comme universelle sa propre civilisation chrétienne, mercantile, patriarcale, impériale, scientifique ; reléguant à une strate inférieure de la pensée les sagesses des mythes, les sagesses du soin, les sagesses de la pauvreté, les sagesses communautaires, entre autres. Les hommes-philosophes occidentaux des siècles précédents se sont arrogé un certain « toupet métaphysique », comme le résume Michèle Le Dœuff (2), osant légiférer sur les êtres et le monde, et s’octroyant le monopole des discours philosophiques diffusés publiquement. La philosophie est un instrument de pouvoir partial et écrasant quand elle généralise le seul point de vue des dominants. Pour éviter cet écueil, certain.es sont tenté.es de parler du seul “je”, situé dans un point de vue particulier, et vont alors vers la psychologie ou l’autobiographie. Mais si l’on veut s’essayer à la philosophie, on fait face aux risques de la généralisation : l’erreur, l’hubris, la désillusion. L’universel reste l’horizon spécifique au discours philosophique, il est l’en-dehors qui permet de prendre de la distance vis-à-vis de soi et d’envisager différentes perspectives. L’universel est présent à l’esprit du ou de la philosophe à deux niveaux : comme auditeur – je m’assure que la plupart des personnes, parlant ma langue, peuvent comprendre mon raisonnement – et comme sujet – je m’assure que ce dont je parle vaut pour tous les êtres, tous les humains, ou l’ensemble d’une communauté claire (tel genre, telle culture, telle époque, par exemple). Ce n’est pas parce que l’on a abusé du terme qu’il faut renoncer à l’idée : on trouve quand même des vérités universelles à la lecture des philosophes occidentaux, tout comme on trouve des vérités universelles chez d’autres penseurs et penseuses. Voici par exemple la sagesse de Kondiaronk, intellectuel huron-wendat (natif d’Amérique) au XVII-XVIIIe siècle, qui sans doute vaut pour, ou du moins vise, toute l’humanité :

« Je dis donc que ce que vous appelez argent est le démon des démons, le tyran des Français ; la source des maux ; la perte des âmes et le sépulcre des vivants. Vouloir vivre dans les pays de l’argent et conserver son âme, c’est vouloir se jeter au fond du lac pour conserver la vie ; or ni l’un ni l’autre ne se peuvent. Cet argent est le père de la luxure, de l’impudicité, de l’artifice, de l’intrigue, du mensonge, de la trahison, de la mauvaise foi et généralement de tous les maux qui sont au monde. […] Nous avons assez parlé des qualités qui doivent composer l’homme intérieurement, comme sont la sagesse, la raison, l’équité, etc., qui se trouvent chez les Hurons. Je t’ai fait voir que l’intérêt les détruit toutes, chez vous ; que cet obstacle ne permet pas à celui qui connaît cet intérêt d’être un homme raisonnable. » (3)

À l’épreuve de la pratique, quand on envisage un sujet universel, il arrive souvent que l’on se pose une question à la fois éthique et métaphysique : puis-je parler au nom d’autrui ? Comment une personne particulière peut-elle concevoir des vérités générales sur l’être humain ? La discipline philosophique véhicule le présupposé qu’il est possible aux humains de concevoir un universel, d’envisager ce qu’un autrui quelconque, ce que quelqu'un en général, penserait. On nomme cette faculté le sens commun, et Descartes (qui l’assimile au bon sens) résume ainsi cette croyance métaphysique : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Certes chacun.e a la possibilité de juger du vrai et du faux en imaginant un sujet général -- il s’agit d’un potentiel commun. Toutefois, le sens commun se développe et peut devenir une intuition de plus en plus précise, aiguisée par la connaissance des subjectivités humaines. En pratiquant la philosophie, on exerce rationnellement son imagination, en se demandant : qu’est-ce qu’autrui penserait de mon idée ? En général, les gens la trouveraient-ils claire ou non, sensée ou non, consensuelle ou surprenante ? On emploie l’imagination comme un outil de connaissance des autres et du monde. Puis on vérifie sa valeur, en demandant en effet à d’autres leur avis. Si Kondiaronk prétend que tou.tes les Huron.nes ont accès à la sagesse et à la raison, contrairement aux Français, c’est en grande partie car ils et elles dialoguent ensemble continuellement, s’expriment, décident, se contre-disent. L’exercice répété de l’imagination rationnelle et du dialogue forment ainsi le cœur d’une pratique de la philosophie.

On peut se demander : pourquoi exercer son imagination ? Pourquoi ne pas demander directement aux autres ce qu’ils et elles pensent ? On serait ainsi tenté.e de faire des sondages ou de la sociologie. La philosophie a cette autre spécificité qu’elle prête de la valeur à la connaissance a priori, cependant non pas régulée par l’opinion commune, comme le sont les stéréotypes et les préjugés, mais par la logique et les autres connaissances, scientifiques et empiriques. Philosopher envisage la possibilité étonnante que l’on pourrait parfois mieux connaître les autres au moyen de la déduction logique qu’en leur demandant seulement, car les réponses particulières véhiculent les illusions et les contradictions de chacun.e. Selon Socrate, nous avons cette capacité de connaissance particulière car chacun.e possède en soi toutes les vérités et peut y accéder, à condition d’en accoucher au terme d’un processus long et difficile : la maïeutique. Ce long parcours du philosophe, de la philosophe, pour affiner son sens commun, est celui de la connaissance de soi. En apprenant à se connaître soi-même, on découvre en nous-mêmes les idées universelles d’une part, ce qui en nous-mêmes est commun aux autres, et d’autre part les particularités de nos perspectives qui nous différencient des autres et nous permettent de les connaître par contraste. On découvre aussi les craintes, les attaches, les réflexes et les émotions qui entravent notre faculté à penser (Kondiaronk évoque par exemple l’intérêt pour l’argent). C’est là à la fois la dernière aptitude qui découle d’une pratique de la philosophie et la condition première de toute élaboration.

 

Tout l’enjeu de construire une pratique de la philosophie est donc de quitter la vision abstraite de la philosophie, de même que la vision absolutiste que beaucoup ont d’elle, au premier abord. La philosophie ne tient pas la vérité, la sagesse, l’universel pour des absolus, mais pour des jalons provisoires, des hypothèses engagées. La philosophie pratique invite à les construire empiriquement: construire les vérités par le dialogue entre imagination, observation et critique; construire la sagesse par les allers-retours entre l’apaisement d’une réponse et détachement de celle-ci; construire une idée de l’universel en alternant intuition et connaissance. En tant que discipline, elle dispose d’un certain nombre de techniques pour entraîner la raison : interpréter, juger, synthétiser, en vue de comprendre; questionner, objecter, argumenter en vue de problématiser. C’est de cette dialectique générale que résultent les connaissances particulières de la philosophie, connaissance raisonnée de soi, des autres et du monde.

 

(1) On peut lire par exemple le travail de Carole Pateman, Le Contrat sexuel, 1988, qui souligne la place subordonnée laissée aux femmes dans la philosophie universaliste des Lumières.

(2) Michèle Le Dœuff, L’imaginaire philosophique, 1980, dans le chapitre « Cheveux longs idées courtes ».

(3) Extrait d’un dialogue entre Lahontan et Kandiaronk, tiré de Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan et d’un Sauvage dans l’Amérique, contenant une description exacte des mœurs et des coutumes de ces peuples sauvages, publié en 1703, p. 54-55.


 

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