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Pourquoi travaille-t-on ?

Chaque année, la durée moyenne de sommeil diminue dans les pays capitalistes. En France, elle était de 6h42 en 2017, soit 1h à 1h30 de moins que 50 ans auparavant. Le capitalisme, après avoir uniformisé le temps de sommeil, concorde à le réduire afin d’augmenter le temps de production de valeur. Le télétravail permet à cette fin de rendre perméable la frontière entre lieu de travail et domicile et de réduire le temps passé dans les transports. L’expérience du travail se fond progressivement dans un quotidien peu différent du temps de loisir, médiatisée par le smartphone. Cette généralisation d’un rapport flou au travail permet d’entretenir paradoxalement un rêve aussi ancien que le capitalisme : celui de la fin du travail. Du progressisme néolibéral à la critique anti-capitaliste, on rêve depuis le XIXe siècle que les humain.es seront libéré.es des tâches difficiles, grâce aux machines, à l’insurrection ou à la vie communautaire. Du côté critique, du Droit à la paresse à « Ne travaillez jamais ! » des situationnistes, on rêve que la paresse, le jeu et la jouissance remplaceront l’aliénation dans le travail. De même que dans la Silicon Valley, on se laisse à rêver que bientôt, seul 20% de la population mondiale travaillera tandis que le reste s’adonnera à l’oisiveté, grâce au progrès de l’intelligence artificielle et de la robotisation.

Depuis le début du XXIe siècle, on observe quelques transformations du rapport au travail dans notre contexte culturel. Le mythe de l’ascension sociale perd prise depuis la fin des Trente Glorieuses, les idéaux de carrière dans la fonction publique ou les grandes entreprises privées ne font plus rêver les nouvelles générations. Une grande partie souhaite plus de « sens » pour sa vie professionnelle, en termes de valeurs sociales, écologiques, ou de passion personnelle. Le travail dans sa forme néolibérale a aussi pris un nouveau tournant plus individualiste, avec l’essor de l’auto-entrepreneuriat. Les pédagogies nouvelles veulent faire des enfants des « entrepreneurs de leur propre vie ». Le modèle mis en avant est celui d’un travail sans aliénation, au service de soi-même, permettant de se dépasser et s’accomplir selon ses propres valeurs. Ce rejet progressif de la forme traditionnelle du salariat n’implique pourtant pas une diminution du temps de travail : on constate donc plutôt l’intériorisation nouvelle de l’injonction à travailler. De même les personnes qui s’écartent plus radicalement encore des formes capitalistes du travail, militant.es, bénévoles ou artistes, s’épuisent ou se surchargent bien souvent de travail et ne sont pas exemptes du burn-out devenu si commun.

Si l’on veut comprendre les raisons de cette dépendance si commune au travail, on ne peut donc pas se contenter de trouver des explications dites “circonstancielles”, relatives aux circonstances, c’est-à-dire des raisons spécifiques à une personne en particulier et dépendantes de facteurs extérieurs, comme l’obligation légale ou la nécessité économique – puisqu’on observe le phénomène y compris dans un cadre bénévole ou free-lance. Ci-dessous, nous cherchons donc les raisons dites “ontologiques”, propres à l’être, c’est-à-dire les motivations intérieures, qui poussent le sujet conscient à travailler, et universalisables, possiblement à communes à d’autres subjectivités. On entend donc le travail non pas comme le seul travail salarié, mais comme, selon l’usage courant du terme, l’effort fourni pour répéter un ensemble de tâches à long-terme, en vue d’une certaine réalisation (par exemple : rendre la maison propre, réaliser une peinture, construire un meuble). On ne cherche pas non plus à expliquer pourquoi l’on aime tel travail spécifique, c’est-à-dire tel métier, telle pratique, tel savoir-faire, tel art, mais pourquoi, plus généralement, on perpétue un état de travail. Si le travail est une servitude, nous précisons ci-dessous en quoi elle est volontaire.

1) Pour devenir riche.

Pour gagner de l’argent” est sans doute la raison la plus communément avancée. Elle relève de la fausse évidence, n’indiquant pas combien d’argent est nécessaire à la vie visée. Certain.es se contentent au contraire d’une vie de pauvreté. Si l’argent est véritablement visé pour lui-même, l’objectif poursuivi se nomme la richesse. On souhaite, par le travail, accumuler de l’argent pour accéder à un statut social élevé, obtenir certains privilèges, un confort matériel. Cette raison frôle la raison circonstancielle, dans la mesure où, certes motivée par un rêve intérieur et fort commun, elle dépend toujours de facteurs externes et contextuels. La richesse est relative à un contexte culturel et comparative à un milieu. Ce statut contradictoire en fait une raison difficile à satisfaire, puisque dépendante de facteurs externes, le rêve de pouvoir se réalise souvent en gestion d’obligations, entraînant plus de préoccupation que de tranquillité réelle.

2) Pour donner un sens à sa vie.

Cette raison fait également partie des plus communes ; pour autant, à la question “quel sens?”, la motivation se révèle souvent plus vide que prévu. Ou bien, on prétend faire reposer sa richesse sur le mystère de son contenu. En effet, travailler donne un sens, entendu comme “direction” : on répète une tâche, on progresse le long d’un processus, en vue d’accomplir un objectif. Il est rare que cet objectif oriente la vie entière, travailler donne un sens temporaire à la vie. Dans une perspective empirique, ou existentialiste, on peut voir dans la somme de ces sens temporaires le sens d’une vie, a posteriori.

3) Pour montrer une façade de soi-même dans l’espace public.

Le travail est le lieu d’une extériorisation. En travaillant, on sort de soi-même, on montre sa production en dehors de la sphère privée. Le rapport avec autrui, médiatisé par la production, avec des collègues, des supérieurs ou des clients, est plus distant que les rapports intimes, il libère de certaines exigences d’authenticité, on peut s’y présenter sous un jour plus avantageux ou se contenter d’une politesse reposante. On y parle plutôt de l’objet produit que du sujet producteur, qui y reconnaît pourtant une identité plus agréable, car stable et cohérente. C’est le confort de la vitrine : travailler permet de se cacher derrière ce que l’on montre. 

4) Pour laisser une œuvre à la postérité.

La peur de la mort est largement partagée, et le travail est une manière de lui survivre. Quand l’être disparaît, le résultat du travail de sa vie, l'œuvre, peut perdurer. Travailler à construire, créer ou transmettre permet de laisser des traces de soi au monde qui vient, de préserver sa pensée, son originalité, son message, dans des matières à la vie plus longue que le corps mortel. Cette motivation soutient parfois dans la tâche qui écrit un roman, élève des enfants, construit une maison ou entretient une forêt, par exemple.

5) Pour contribuer au bien de sa communauté, de la société, du monde.

En travaillant, on interagit avec un collectif qui nous environne à deux niveaux. D’une part on produit un certain objet ou une certaine situation à l’usage d’autrui, d’autre part on s’inscrit dans une communauté d’activité, on participe d’un corps de métier, on se reconnaît des pairs parmi les personnes qui exécutent les mêmes gestes. Travailler est donc le moyen de participer à ce collectif, soit par la pratique, soit par la production. Dans un paradigme altruiste ou idéaliste, il arrive que l’on décide de travailler en vue de cette participation, pour améliorer la société à échelle plus ou moins grande, en la transformant ou en alimentant son fonctionnement.

6) Pour le plaisir de la répétition des tâches.

Le travail se caractérise par la répétition. Si pour certain.es vaincre l’ennui est un effort, pour d’autres, mettre de côté la quête de nouveauté est un repos agréable, une méditation instructive, l’occasion de perfectionner ses gestes. L’attraction de l’inertie, le goût du détail, la recherche d’un dépassement de soi ou le masochisme peuvent ainsi sous-tendre une telle quête de plaisir au travail.

7) Pour maîtriser un domaine dans sa vie.

Le choix d’un travail implique une certaine spécialisation. Après l’enfance et les étapes de l’apprentissage, de l’étude, de la formation, on choisit une orientation parmi des goûts, des facultés, des possibles, on renonce à d’autres et, pragmatiquement, on choisit un domaine d’activité. Certain.es s’y consacrent entièrement jusqu’à parvenir à une maîtrise du domaine que seul le travail rend possible. Maîtriser confère en effet un sentiment de pouvoir ou de sécurité à qui y parvient, mais peut aussi constituer une perfection inaccessible, rendant inépuisable cette source de motivation.

8) Pour échapper à la sphère privée ou familiale.

Il n’est pas rare que le foyer soit une prison. Il apparaît comme tel à certain.es pour des raisons individuelles, vécu comme l’espace clos qui contient les désirs, la nécessité limitante qui ancre l’être et retient ses explorations au-dehors, lieu de corvée et de désillusion. Cela s’explique aussi pour des raisons relationnelles, le foyer étant le lieu d’expression privilégié des relations de domination, sans regard extérieur pour les contredire, il cristallise, perpétue, institutionnalise affectivement des rapports tendus ou asymétriques. Certain.es travaillent alors pour fuir ce lieu de contrainte, sans garantie cependant de ne pas retrouver à l’extérieur cette même condition qu’ils et elles fuient de l’intérieur.

9) Pour connaître sa valeur.

Le travail réalise, c’est-a-dire qu’il objective le réel, il donne une certaine forme à la matière. Ceci fait, le travailleur, la travailleuse est face à un miroir particulier ; il, elle a sous les yeux ce qu’il, elle a conçu ; sa production est une reproduction de son intériorité. L’objet achevé, il devient mesurable, étant plus palpable que les limites imprécises du sujet, et lui donne ainsi l’occasion de connaître sa propre valeur. Certain.es travaillent ainsi dans une quête introspective, ou mû.es par le désir insatiable de se comparer aux autres.

10) Pour être normal.e.

Les gens normaux travaillent. Cette idée répandue pose un problème logique, car normal a deux sens : sain et courant (valable dans la majorité des cas). La phrase signifie à la fois que la majorité des gens et que les gens en bonne santé travaillent. Il s’en dégage une causalité circulaire : être en bonne santé permet de travailler, en conséquence de quoi, la santé désignant l’état physique habituel de la plupart des gens, la majorité des gens travaille. En d’autres termes, qui est normal.e (sain.e) travaille, donc qui travaille est normal.e (appartient à la majorité). De ce problème logique découle un problème de jugement, le travail est perçu non pas comme conséquence possible de la condition saine, mais comme signe de celle-ci. Qui ne travaille pas est souvent perçu.e comme louche dans le voisinage : une personne marginale, excentrique, paresseuse, folle ou nuisible. On s’en méfie. Quand, en réponse au travail qui lui est demandé, Bartleby déclare “Je préférerais ne pas”, il éveille les tensions et l’hostilité croissante de ses supérieurs. Ainsi certaines personnes, de crainte d’être traitées en marginales, de peur de la folie ou de l’isolement, ou par désir d’appartenir à un groupe majoritaire, décident de faire comme tout le monde, de travailler. Conscientes de l’effort de cette décision, elles se heurtent cependant au doute, au sentiment persistant de leur imposture, qui découle de leur situation contradictoire : qui veut être normal.e présuppose qu’il ou elle ne l’est pas. À performer la normalité, elles se rappellent sans cesse à leur sentiment de marginalité, d’inadaptation.

11) Par honte de l’oisiveté

Cette raison-ci est le corollaire de la précédente, dans les cas où le jugement d’autrui est intériorisé. L’idée de sa propre oisiveté lui fait honte, la personne en perçoit la dimension provocante pour autrui, car différente du commun des mortel.les. Elle préfère fournir un travail laborieux que de se voir renvoyer l’image de sa propre paresse, car elle se conçoit comme dangereusement encline à l’inertie.

12) Par peur de l’ennui.

Le travail est un divertissement comme un autre, en ce sens qu’il remplit le temps et détourne l’être de la contemplation du vide et de la mort. Même, il le remplit largement, densément, et organise le reste du temps selon sa fin propre, y compris les loisirs et le repos. Le travail est un dispositif total de divertissement. Il détermine les interactions, conditionne les besoins, fournit obligations et préoccupations, canalisant l’attention toute entière dans un quotidien découpé en tâches. Il apparaît comme un refuge idéal à qui craint l’ennui. On construit même des stratagèmes pour tromper l’ennui qui rejaillit immanquablement au milieu de cet échafaudage, en le drapant de bonne conscience (la fierté morale d’être ), en anticipant les tâches à venir (en se remplissant l’esprit de charge mentale). Travailler donne un sentiment de contrôle qui trompe la conscience de la mort.

13) Pour obtenir de la reconnaissance.

Travailler, à une œuvre ou corvée, produit une forme dans la réalité qui s’offre au regard, de soi-même et d’autrui. D’un point de vue phénoménologique, autant je ne sais pas ce qu’autrui voit de moi, autant comme lui je perçois le fruit de mon travail. D’un point de vue existentialiste, on considère même que l’être est la somme de ce qu’il a fait ; ainsi l’identité synthétise a posteriori la production. Que l’on souhaite minimalement la confirmation d’une existence incertainement éprouvée, ou que l’on poursuive l’ambition d’élargir les limites de son existence, on cherche alors dans le travail un certain effet : la reconnaissance d’autrui. Il peut s’agir au moins d’une simple approbation ; plus forte, la reconnaissance prend la forme de la gratitude, voire de la dette qui scelle le pouvoir sur autrui. Dans le travail salarié, la reconnaissance est salaire ou promotion, dans le commerce elle est vente, dans l’art elle est regard, attention ou émotion, dans le bénévolat, elle est gratitude ou admiration par exemple. La reconnaissance est une coquille vide dont on ne peut que constater des signes éphémères (matériels ou émotionnels par exemple). C’est pourquoi qui cherche la reconnaissance voit son but sans cesse réactualisé.

14) Par engagement envers une cause transcendante

J’ai écarté jusqu’à présent la réponse « par passion » ou « par plaisir » pour cette raison qu’elle est insuffisante. En effet, le travail requiert un effort soutenu à long-terme, tandis que le plaisir ou la passion sont des émotions volatiles, incapables de fournir une impulsion continue à la tâche. Elles le peuvent cependant, quand elles sont sublimées en cause transcendante, quand la passion initiale devient l’objet d’un engagement incontestable pour la personne qui œuvre en vue de celle-ci. Le travail est alors l’intégration enthousiaste d’un chemin de vie dévoué à une vérité plus grande que soi.



 

Bibliographie:

Alastair Hemmens, Ne travaillez jamais. La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord, Éd. Crise et Critique, 2019

Roger Ekirch, La Grande Transformation du Sommeil, Éd. Amsterdam, 2021

Jonathan Crary, 24/7 Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, Éd. La Découverte, 2016 (2013)

Herman Melville, Bartleby, 1853


 

 

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