À Daoulas, d'avril à juin 2024, un petit groupe s'est réuni chaque lundi pour pratiquer la philosophie, sur le thème de l'engagement. Plusieurs problématiques ont été soulevées, concernant la différence entre un engagement passif (être engagé.e) ou actif (s'engager), entre le moment décisif de l'engagement et la condition qui perdure dans le temps, concernant le rapport de l'engagement à la morale et à la politique, évoquant des domaines comme l'amour, la famille, les vacances ou la physique quantique. D'un côté, est apparue la nécessité d'un engagement pour l'exercice même de la philosophie, de l'autre, le groupe s'est interrogé sur les raisons du désengagement. Ces quelques extraits rappellent et étoffent plusieurs de ces questions, travaillant le rapport de l'engagement aux limites posées par l'existence, la politique, la psychologie humaine, et le rapport recherché par la philosophie à l'engagement.
RESTRICTIONS SOCIALES DE L'ENGAGEMENT
Comment la logique étatique pervertit la liberté fondamentale de s'engager
David Graeber et David Wengrow, dans Au Commencement était..., paru en 2021, enquêtent sur les traces des premières villes et des premiers États. Ils montrent que, durant la majeure partie de son histoire, l’humanité a su expérimenter des formes très diverses d’organisation sociale, hiérarchiques ou égalitaires, à petite comme à très grande échelle. On ne trouve pas une origine à l’État, comme un seuil démographique, la sédentarisation, ou la construction de villes. Les États se sont en fait construits selon différents processus, en transformant des pratiques de soin en leviers de domination sociale.
« Nous avons évoqué à plusieurs reprises les trois libertés primordiales qui sont allées de soi pendant la majeure partie de notre histoire : la liberté de partir, la liberté de désobéir et la liberté de créer ou de transformer ses relations sociales. Nous avons aussi noté que le mot anglais free (« libre ») a la même racine qu’un terme germanique qui signifie friend (« ami »). Les esclaves sont donc exclus des liens d’amitié, car ils ne peuvent prendre d’engagements ni faire de promesses. Or la faculté de promettre est à la base de notre troisième liberté, tout comme la possibilité de fuir (physiquement) une situation difficile est à la base de la première. Le sumérien est la plus ancienne langue connue à disposer d’un mot pour « liberté » : ama(r)gi, qui veut dire, littéralement, « retour à la mère ». Périodiquement en effet, les rois sumériens promulguaient des décrets qui annulaient toutes les dettes non commerciales, libérant les débiteurs particuliers de leurs obligations. Dans certains cas, ils autorisaient aussi les sujets devenus péons au domicile de leurs créanciers à retourner vivre auprès des leurs.
Comment la liberté de promettre, de s’engager et de nouer des relations, fondement de toutes les libertés humaines, a-t-elle pu être renversée en son exact contraire : le péonage, la servitude ou l’esclavage à vie ? Selon nous, c’est ce qui se produit lorsque les promesses deviennent impersonnelles et transférables – en un mot, lorsqu’elles se bureaucratisent. Les Incas se forgeaient une fausse apparence de bienveillance en exploitant le système des ayllus*. Les rois mésopotamiens, puis les souverains chinois, de même que les nomarques égyptiens, aimaient à se présenter comme protégeant les faibles, nourrissant les affamés, réconfortant la veuve et l’orphelin. On pourrait dire que l’argent est aux promesses ce que la bureaucratie est au principe de soin. Dans les deux cas, une composante de base de la vie sociale se voit corrompue par l’alliance des mathématiques et de la violence. »
* Les ayllus sont les villages des Andes selon leur organisation traditionnelle, dont l’horizontalité était garantie au moyen des qhipus, un outil administratif de comptabilité des ressources. L’empire inca a dévoyé ces qhipus en les utilisant afin d’asservir la population par l’endettement.
David Graeber et David Wengrow, Au commencement était..., p. 542
Politiques qui répriment le besoin d'engagement
Dans cette première partie de L'Enracinement, rédigé en 1943, Simone Weil, philosophe marxiste, anarchiste et chrétienne, liste les besoins fondamentaux de l’âme humaine. Tous forment une continuité dialectique, où chaque besoin appelle le besoin inverse. Après l’ordre, la liberté et l’obéissance, vient en quatrième la responsabilité.
« L'initiative et la responsabilité, le sentiment d'être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l'âme humaine.
La privation complète à cet égard est le cas du chômeur, même s'il est secouru de manière à pouvoir manger, s'habiller et se loger. Il n'est rien dans la vie économique, et le bulletin de vote qui constitue sa part dans la vie politique n'a pas de sens pour lui.
Le manœuvre est dans une situation à peine meilleure.
La satisfaction de ce besoin exige qu'un homme ait à prendre souvent des décisions dans des problèmes, grands ou petits, affectant des intérêts étrangers aux siens propres, mais envers lesquels il se sent engagé. Il faut aussi qu'il ait à fournir continuellement des efforts. Il faut enfin qu'il puisse s'approprier par la pensée l'œuvre tout entière de la collectivité dont il est membre, y compris les domaines où il n'a jamais ni décision à prendre ni avis à donner. Pour cela, il faut qu'on la lui fasse connaître, qu'on lui demande d' y porter intérêt, qu'on lui en rende sensible la valeur, l'utilité, et s'il y a lieu la grandeur, et qu'on lui fasse clairement saisir la part qu'il y prend.
Toute collectivité, de quelque espèce qu'elle soit, qui ne fournit pas ces satisfactions à ses membres, est tarée et doit être transformée.
Chez toute personnalité un peu forte, le besoin d'initiative va jusqu'au besoin de commandement. Une vie locale et régionale intense, une multitude d'œuvres éducatives et de mouvements de jeunesse, doivent donner à quiconque n'en est pas incapable, l'occasion de commander pendant certaines périodes de sa vie. »
Simone Weil, L’enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Première partie, La Responsabilité
L'ENGAGEMENT COMME FORME DE L'EXISTENCE
Une vie engagée, en-deça du choix.
Pascal est un auteur catholique du XVIIème siècle. Atteint d'une longue maladie, il se consacre à la réflexion et la foi religieuse à l'abbaye de Port-Royal de 1654 à la fin de sa vie en 1662, période au cours de laquelle il écrit les Pensées.
« S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant, qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous, qui n’avons aucun rapport à lui.
[…]
– Examinons donc ce point, et disons : Dieu est ou il n’est pas : mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile*. Que gagnerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix car vous n’en savez rien.
– Non, mais je les blâmerai d’avoir fait non ce choix, mais un choix, car encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier.
– Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Voyons, puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre, le vrai et le bien, et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude, et votre nature deux choses à fuir, l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée, puisqu’il faut nécessairement choisir, en choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout, et si vous perdez, vous ne perdez rien ; gagez donc qu’il est, sans hésiter. Cela est admirable. »
* Équivalent à « pile ou face »
Blaise Pascal, Pensées, Fragment 397
Chaque action engage l'existence et l'humanité toute entière : angoisse ou mauvaise foi.
Dans cette conférence donnée en 1945, Sartre définit l’existentialisme comme la doctrine philosophique opposée à l’essentialisme. L’essentialisme considère que l’essence précède l’existence, c’est-à-dire qu’un plan pré-existe à l’homme, un plan divin par exemple, une nature humaine, qu’il accomplit au cours de sa vie. L’existentialisme prétend que, pour l’homme, l’existence précède l’essence. En d’autres termes, au départ l’homme n’est rien et il devient quelque chose, à mesure qu’il se fait, qu’il réalise le projet qu’il se donne.
« Mais si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable de ce qu’il est. Ainsi, la première démarche de l’existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu’il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Et, quand nous disons que l’homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l’homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu’il est responsable de tous les hommes. […] Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. Choisir d’être ceci ou cela, c’est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c’est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l’être pour tous. Si l’existence, d’autre part, précède l’essence et que nous voulions exister en même temps que nous façonnons notre image, cette image est valable pour tous et pour notre époque tout entière. Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l’humanité entière. Si je suis ouvrier, et si je choisis d’adhérer à un syndicat chrétien plutôt que d’être communiste, si, par cette adhésion, je veux indiquer que la résignation est au fond la solution qui convient à l’homme, que le royaume de l’homme n’est pas sur la terre, je n’engage pas seulement mon cas : je veux être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé l’humanité tout entière. Et si je veux, fait plus individuel, me marier, avoir des enfants, même si ce mariage dépend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon désir, par là j’engage non seulement moi-même, mais l’humanité tout entière sur la voie de la monogamie. Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de l’homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l’homme.
Ceci nous permet de comprendre ce que recouvrent des mots un peu grandiloquents comme angoisse, délaissement, désespoir. Comme vous allez voir, c’est extrêmement simple. D’abord, qu’entend-on par angoisse ? L’existentialiste déclare volontiers que l’homme est angoisse. Cela signifie ceci : l’homme qui s’engage et qui se rend compte qu’il est non seulement celui qu’il choisit d’être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi l’humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilité. Certes, beaucoup de gens ne sont pas anxieux ; mais nous prétendons qu’ils se masquent leur angoisse, qu’ils la fuient ; certainement, beaucoup de gens croient en agissant n’engager qu’eux-mêmes, et lorsqu’on leur dit : mais si tout le mode faisait comme ça ? ils haussent les épaules et répondent : tout le monde ne fait pas comme ça. Mais en vérité, on doit toujours se demander : qu’arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? et on n’échappe à cette pensée inquiétante que par une sorte de mauvaise foi. »
Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, éditions Nagel, 1966, pp. 2729
La responsabilité comme fondement passif de l'existence, l'engagement comme débordement actif.
Dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, paru en 1974, Emmanuel Lévinas décrit la condition de la subjectivité humaine comme se construisant dans la relation à l’autre. Être conscient.e de soi, penser, décider, part de l’expérience d’une responsabilité vis-à-vis d’autrui, que l’on découvre à son contact, comme commandée par son visage. S’engager, en revanche, est un effort supplémentaire d'intervention dans le déterminisme, une action différente qui implique la cognition et l’imagination.
« Emmanuel Lévinas : Dans ce livre, je parle de la responsabilité comme de la structure, essentielle, première, fondamentale, de la subjectivité. C’est en termes éthiques que je décris la subjectivité mais il ne s’agit pas du tout d’une éthique qui vient s’ajouter à une base existentielle préalable, c’est dans l’éthique entendue comme responsabilité que se noue, le nœud même, du subjectif. La responsabilité comme la responsabilité pour autrui, c’est-à-dire la responsabilité pour ce qui n’est pas mon fait, la responsabilité pour ce qui ne me regarde pas, ou si vous voulez précisément pour ce qui me regarde, précisément parce que autrui m’est abordé comme visage.
Philippe Nemo : Alors comment, ayant découvert autrui dans son visage [...] le découvre-t-on comme ce envers qui on est responsable ?
EL : C’était précisément la tentative de décrire positivement le visage que j’excluais […] de la perception pure et simple, de l’intentionnalité pure et simple. Autrui me regarde, dans le sens où j’en suis responsable, j’en suis responsable sans prendre de responsabilité, sa responsabilité m’incombe. Encore une fois c’est une responsabilité qui va au-delà de ce que je fais, d’habitude on est responsable de ce qu’on fait. En disant que la responsabilité est initialement responsabilité pour autrui on se lie au contraire sur ce qu’il y a de gratuit, dans la responsabilité pour autrui, sur le fait que cette responsabilité va au-delà de ce que je fais. Je suis responsable pour autrui […], de ce qu’il fait, je suis responsable de ce qui lui arrive, je suis responsable – je vais très loin – de sa responsabilité même.
PN : Alors vous dites, dans ce livre, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, que la responsabilité n’est donc pas, comme on dirait en philosophie, un attribut de la subjectivité […] mais que cela définit la structure même de la subjectivité.
EL : La subjectivité est un pour-l’autre dans ce sens-là, pas un pour-soi, mais initialement pour-l’autre. Et la proximité d’autrui est dans ce livre présentée comme précisément le fait qu’autrui n’est pas simplement proche de moi dans l’espace et qu’il n’est pas proche comme un parent, mais qu’il est proche dans la mesure où je suis responsable de lui, et que c’est cette responsabilité pour autrui, sa proximité, [qui] est une structure qui ne ressemble pas du tout à la responsabilité intentionnelle, au sens phénoménologique du terme, qui nous rattache dans la connaissance à l’objet. »
Extrait d’un entretien de Lévinas au sujet d'Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, en 1980, sur France culture
« Mais l'un-pour-l'autre – fondement de la théorie en tant que rendant possible la relation et le point hors l'être, le point de désintéressement, nécessaire à une vérité qui ne se veut pas de pure idéologie – n'est pas ce qu'on entend par « subjectivité engagée ». L'engagement suppose déjà une conscience théorique en tant que possibilité d'assumer préalable ou d'après-coup – assomption1 qui déborde la susception2 de la passivité. Sans
cette assomption, l'engagement ne revient-il pas à une pure et simple prise d'un élément dans un déterminisme mécanique ou logique, comme le doigt peut être pris dans un engrenage ? Comme résultat d'une décision librement prise ou consentie, comme résultat d'un retournement de la susception en projet, l'engagement renvoie – est-il besoin de le répéter ? – à une pensée intentionnelle, à une assomption, à un sujet ouvert sur un présent, à une représentation, à un logos. La conscience engagée, si elle ne disparaît pas dans l'interférence des séries où elle est jetée, est en situation – ce qui lui est imposé est déjà mesuré, forme une condition et un lieu où, par l'habitation, s'invertit en liberté et en origine, l'obstacle de l'incarnation de la conscience et son poids en passé. La conscience en situation, de tout ce qui est soustrait à son choix, forme une conjoncture dont les termes sont synchrones ou synchronisables, ramassés par la mémoire et la prévision en horizon de passé et d'avenir. L'au-delà n'y a de sens que négativement par son non-sens. »
1 Assomption : acte d'assumer.
2 Susception : fait d'assimiler.
Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Kluwer Academic, 1974, pp. 214-215
CAS DE CONSCIENCE DEVANT L'ENGAGEMENT
Stratégies de la mauvaise conscience face aux actions criminelles.
Adolf Eichmann est un haut fonctionnaire nazi, jugé à Jérusalem en 1961 pour crimes contre l’humanité. Hannah Arendt s’est rendue à son procès, où elle a analysé sa stratégie de défense, consistant à montrer qu’il avait strictement effectué son travail, exécutant des ordres, dispensé de toute question morale. Dans cet extrait, elle montre comment la mauvaise conscience s’arrange dans l’engagement immoral.
« De tous les membres de la hiérarchie nazie, Himmler était le plus doué pour résoudre les problèmes de conscience. Il forgeait des slogans tels que le célèbre mot d'ordre des SS, repris d’un discours prononcé par Hitler devant les SS en 1931 : « Mon honneur est ma loyauté » – ce genre de phrases qui accrochent, Eichmann les qualifiait de « mots ailés », et les juges, de « bavardage creux ». Eichmann se rappelait que Himmler les sortait « en fin d'année », probablement avec les primes de Noël. Eichmann n’en retint qu’une seule qu’il répétait sans cesse : « Ce sont là des batailles que les générations futures n'auront plus à livrer », allusion aux « batailles » livrées contre des enfants, des femmes, des vieillards et autres « bouches inutiles ». Dans les discours que fit Himmler aux commandants des Einsatzgruppen, aux chefs suprêmes des SS et de la police, on trouve d’autres phrases chocs : « Nous avons tenu bon et, à quelques exceptions près, dues à la faiblesse humaine, nous sommes restés corrects : c’est ce qui nous a endurcis. C’est une page de gloire de notre histoire qui n’a jamais été écrite et ne doit jamais l’être. » Ou encore : « L’ordre de résoudre la question juive, c'était l’ordre le plus effrayant qu’une organisation pouvait recevoir. » Ou encore : « Nous savons que ce que nous attendons de vous est “surhumain” : il vous faudra être surhumainement inhumain. » Le moins qu’on puisse dire, c’est que leurs attentes ne furent pas déçues. Mais il faut souligner que Himmler tenta très rarement de se justifier en termes idéologiques et, quand il le faisait, il l’oubliait très vite, semble-t-il. Ces hommes, devenus des assassins, retenaient seulement l’idée qu’ils étaient engagés dans quelque chose d’historique, de grandiose, d’unique (« une grande tâche qui arrive une fois en deux mille ans »), qui serait donc difficile à soutenir. C’était important, car les assassins n'étaient pas des tueurs ou des sadiques par nature ; au contraire, il y eut un effort systématique pour éliminer tous ceux qui tiraient un plaisir physique de leurs actes. On était allé chercher les troupes des Einsatzgruppen dans les WaffenSS, une unité militaire qui n’avait pas plus de crimes à son actif que les unités ordinaires de l’armée allemande, et Heydrich avait choisi les commandants parmi les SS d'élite, titulaires de diplômes universitaires. Le problème était donc de faire taire moins la conscience que cette pitié animale que ressent un homme normal en présence de la souffrance physique. Himmler – qui semble avoir été lui-même fortement sujet à de telles afflictions instinctives — avait trouvé un truc très simple et sans doute très efficace; il s’agissait de retourner, pour ainsi dire, ces instincts en
les dirigeant vers soi. Ainsi, au lieu de dire: « Quelles horribles choses j'ai faites aux gens ! » les assassins devaient pouvoir dire: « À quelles horribles choses j'ai dû assister dans l’accomplissement de mon devoir, comme cette tâche a pesé lourd sur mes épaules ! » »
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 2002, pp. 1119-1120
Juger d'un engagement à la lumière du désir et de la culpabilité : le regard psychanalytique.
Dans ce séminaire tenu en 1959-1960, le psychanalyste Jacques Lacan envisage les problèmes éthiques auxquels fait face la psychanalyse. Il conclut, dans cette dernière section, sur la responsabilité de la psychanalyse dans la subjectivité humaine. Elle construit en effet un cadre où la conscience regarde son action ; à la lumière de la culpabilité qui s’y révèle, on peut juger d’une action et de l’engagement dans celle-ci.
« L'éthique consiste essentiellement – il faut toujours repartir des définitions – en un jugement sur notre action, à ceci près qu'elle n'a de portée que pour autant que l'action impliquée en elle comporte aussi ou est censée comporter un jugement, même implicite. La présence du jugement des deux côtés est essentielle à la structure. S'il y a une éthique de la psychanalyse – la question se pose – , c'est pour autant qu'en quelque façon, si peu que ce soit, l'analyse apporte quelque chose qui se pose comme mesure de notre action – ou simplement le prétend. […]
Pour nous en tenir à ce qui peut se dire au premier pas, que chacun sait depuis longtemps, et qui est ce qu'il y a de plus modeste dans notre pratique, disons que la psychanalyse procède par un retour au sens de l'action. Voilà qui, à soi seul, justifie que nous soyons dans la dimension morale. L'hypothèse freudienne de l'inconscient suppose que l'action de l'homme, qu'il soit sain ou malade, qu'elle soit normale ou morbide, a un sens caché auquel on peut aller. Dans cette dimension, la notion se conçoit d'emblée d'une catharsis qui est purification, décantation, isolement de plans.
[…]
L’experimentum mentis [l’expérience mentale] que je vous ai proposé ici tout au long de l'année, est dans la droite ligne de ce à quoi nous incite notre expérience quand, au lieu de la ramener à un commun dénominateur, à une commune mesure, au lieu de la faire rentrer dans les tiroirs déjà établis, nous essayons de l'articuler dans sa topologie, dans sa structure, propre. Elle a consisté à prendre ce que j'ai appelé la perspective du Jugement dernier, je veux dire de choisir comme l'étalon de la révision de l'éthique à quoi nous mène la psychanalyse, le rapport de l'action au désir qui l'habite. […]
C'est dans la dimension tragique que s'inscrivent les actions, et que nous sommes sollicités de nous repérer quant aux valeurs. C'est aussi bien d'ailleurs dans la dimension comique, et quand j'ai commencé de vous parler des formations de l'inconscient, c'est, comme vous le savez, le comique que j'avais à l'horizon. […]
Le pathétique de cette dimension est, vous le voyez, exactement l'opposé, le pendant du tragique. Ils ne sont pas incompatibles, puisque le tragicomique existe. C'est là que gît l'expérience de l'action humaine, et c'est parce que nous savons mieux que ceux qui nous ont précédés, reconnaître la nature du désir qui est au cœur de cette expérience, qu'une révision éthique est possible, qu'un jugement éthique est possible, qui représente cette question avec sa valeur de Jugement dernier – Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite?
[…]
Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c'est d'avoir cédé sur son désir. Cette proposition, recevable ou non dans telle ou telle éthique, exprime assez bien ce que nous constatons dans notre expérience. Au dernier terme, ce dont le sujet se sent effectivement coupable quand il fait de la culpabilité, de façon recevable ou non pour le directeur de conscience, c'est toujours, à la racine, pour autant qu'il a cédé sur son désir.
Allons plus loin. Il a souvent cédé sur son désir pour le bon motif, et même pour le meilleur. Ceci n'est pas non plus pour nous étonner. Depuis que la culpabilité existe, on a pu s'apercevoir depuis longtemps que la question du bon motif, de la bonne intention, pour constituer certaines zones de l'expérience historique, pour avoir été promue au premier plan des discussions de théologie morale, disons, au temps d'Abélard, n'en a pas laissé les gens plus avancés. La question, à l'horizon, se reproduit toujours la même. Et c'est bien pourquoi les chrétiens de la plus commune observance ne sont jamais bien tranquilles. Car s'il faut faire les choses pour le bien, en pratique on a bel et bien toujours à se demander pour le bien de qui. À partir de là, les choses ne vont pas toutes seules.
Faire les choses au nom du bien, et plus encore au nom du bien de l'autre, voilà qui est bien loin de nous mettre à l'abri non seulement de la culpabilité, mais de toutes sortes de catastrophes intérieures. En particulier, cela ne nous met certainement pas à l'abri de la névrose et de ses conséquences. Si l'analyse a un sens, le désir n'est rien d'autre que ce qui supporte le thème inconscient, l'articulation propre de ce qui nous fait nous enraciner dans une destinée particulière, laquelle exige avec insistance que la dette soit payée, et il
revient, il retourne, et nous ramène toujours dans un certain sillage, dans le sillage de ce qui est proprement notre affaire. »
Jacques Lacan, Jacques-Alain Miller, L’éthique de la psychanalyse, XXIV Les paradoxes de l’éthique, éditions du Seuil, 1986, pp. 359-362, puis 368
VOIES DU DÉSENGAGEMENT
Condamner l'engagement : une question de morale.
Dans l’épilogue de Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt revient sur le discours de l’accusation. Le problème juridique du procès fut qu’il s’agissait de condamner Adolf Eichmann au nom de lois qui n’étaient pas en vigueur lors des crimes dont il est accusé, permis en revanche par le régime nazi. Elle défend le caractère absolu de la loi qui condamne l’inhumain absolu, arguant que de tels crimes ne peuvent pas se cacher derrière les circonstances, mais requièrent de fait une adhésion, un engagement dans l’inhumain.
« Et s’il est vrai qu’il faut « non seulement que justice soit faite mais que cela apparaisse », alors la justice de ce qui a été fait à Jérusalem aurait éclaté aux yeux de tous si seulement les juges avaient osé s’adresser à l'accusé à peu près en ces termes : « Vous avez admis que le crime commis contre le peuple juif pendant la guerre était le plus grand crime de l’histoire et vous avez reconnu le rôle que vous y avez joué. Mais vous avez
dit que vous n’avez jamais agi pour des raisons viles, que vous n’avez jamais eu envie de tuer qui que ce soit, que vous n’avez jamais haï les Juifs, et cependant que vous n’auriez pas pu agir autrement et que vous ne vous êtes pas senti coupable. Cela nous paraît difficile à croire, mais non impossible ; bien que peu nombreuses, il existe certaines preuves contre vous en matière de motivation et de conscience qui pourraient être établies sans doute possible. Vous avez dit aussi que votre rôle dans la Solution finale était dû au hasard et que n’importe qui ou presque aurait pu prendre votre place, de sorte que, de manière potentielle, presque tous les Allemands sont également coupables. Vous entendiez par là que si tout le monde, ou presque, est coupable, alors personne ne l'est. Il est vrai qu’une telle conclusion est fort répandue, mais nous ne sommes pas désireux de vous l’accorder. Et si vous ne comprenez pas nos objections, nous recommandons à votre attention l’histoire de Sodome et Gomorrhe dans la Bible, les deux villes voisines qui furent détruites par le feu venu du Ciel parce que tous ceux qui les habitaient étaient devenus également coupables. Mais, il faut le préciser, cette histoire n’a rien à voir avec la notion actuellement en vogue de “culpabilité collective” selon laquelle les gens seraient, ou se sentiraient, coupables de choses faites en leur nom mais non par eux – de choses auxquelles ils n’ont pas participé et dont ils n'ont tiré aucun profit. En d’autres termes, devant la loi, la culpabilité et l'innocence sont des faits objectifs et même si quatre-vingts millions d’Allemands avaient fait comme vous, cela n'aurait pas été une excuse pour vous.
Heureusement nous n’avons pas besoin d'aller jusque-là. Vous-même n’avez pas prétendu que ceux qui vivaient dans un État dont la finalité politique principale était de commettre des crimes inouïs étaient réellement coupables, mais qu’ils étaient des coupables en puissance. Et quels que soient les hasards des circonstances objectives ou subjectives qui vous ont poussé à devenir criminel, il y a un abîme entre l’actualité de ce que vous avez fait et la potentialité de ce que les autres auraient pu faire. Nous ne nous intéressons ici qu’à ce que vous avez fait et pas à l'éventualité de la nature non criminelle de votre vie intérieure ou de vos motivations, pas plus qu'aux potentialités criminelles de ceux qui vous entouraient. Vous avez raconté votre histoire comme celle de quelqu'un qui n’a pas eu de chance, et, connaissant les circonstances, nous sommes prêts à vous accorder, jusqu’à un certain point du moins, que si vous aviez bénéficié de circonstances plus favorables, vous n’auriez probablement jamais eu à comparaître devant nous ou devant une autre cour pénale. Supposons, pour les besoins de la cause, que seule la malchance a fait de vous un instrument consentant dans l’organisation du meurtre de masse ; il reste encore le fait que vous avez exécuté, et donc soutenu activement, une politique de meurtre de masse. Car la politique et l’école maternelle ne sont pas la même chose ; en politique obéissance et soutien ne font qu’un. Et puisque vous avez soutenu et exécuté une politique qui consistait à refuser de partager la terre avec le peuple juif et les peuples d’un certain nombre d’autres nations – comme si vous et vos supérieurs aviez le droit de décider qui doit et ne doit pas habiter le monde – nous estimons qu’on ne peut attendre de personne, c’est-à-dire d'aucun membre de l'espèce humaine, qu’il veuille partager la terre avec vous. C’est pour cette raison, et pour cette raison seule, que vous devez être pendu.» »
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, épilogue
Mettre fin à l'engagement dans le désespoir : les voies du pêché.
Dans cet essai paru en 1849, Kierkegaard expose comment le désespoir constitue le fond de tout péché, en tant qu’il est la position, face à Dieu, qui renonce à toute croyance. Le désespoir est un désengagement vis-à-vis de la foi ; qu’il soit conscient ou non, il est péché à ce titre, car le jugement divin n’élit que ceux, celles qui sont activement croyant.es – les « tièdes » sont vomi.es par Dieu (Kierkegaard paraphrase l’Apocalypse 3:1416).
« Tout est possible à Dieu : tel est le point décisif ; éternellement vrai, il l’est à tout moment. On emploie bien ce mot dans la conversation courante, et c’est dans la conversation courante que l’on s’exprime ainsi mais il ne prend de valeur décisive que lorsqu'on est réduit à la dernière extrémité et qu'on ne voit plus de possibilité humaine. II s’agit alors de savoir si l’on veut croire que tout est possible à Dieu, c’est-à-dire si l’on veut croire. Mais cela équivaut tout à fait à perdre la raison ; croire, c’est justement perdre la raison pour gagner Dieu. Supposons le cas suivant. Imaginons un homme qui, avec tout l’effroi d’une imagination terrifiée, s’est représenté tel ou tel sujet d’épouvante comme absolument impossible à supporter. Et cette chose précisément lui arrive. À vues humaines, rien de plus certain que sa perte et son âme en proie au désespoir lutte désespérément pour avoir le droit de désespérer et, si l’on peut dire, tout loisir de le faire avec tout le consentement de la personne, si bien que sa plus grande malédiction irait à l'individu ou à la tentative qui s’opposerait au libre cours de son désespoir, comme le prince des poètes [Shakespeare] l’a exprimé en termes excellents et incomparables : « Verwünscht sei Veiter, der mich abgelenkt Von dem bequemen Wege zur Verzweiflung » [Maudit soit mon cousin, qui m'a détourné du confortable chemin du désespoir] (Richard II, acte I, sc. 3). Ainsi donc, à vues humaines, rien de plus impossible que le salut; mais tout est possible à Dieu ! Tel est le combat de la foi qui lutte, si l’on veut, comme un dément pour la possibilité. Car la possibilité seule est capable d’apporter la délivrance. Si quelqu'un s’évanouit, on réclame de l’eau, de l’eau de Cologne, de la liqueur d'Hoffmann ; mais quand un homme s’abandonne au désespoir, il convient de dire : donnez-lui une possibilité ; trouvez-en une ; c’est la seule voie du salut. Estelle donnée : le désespéré retrouve la respiration, reprend vie ; car sans possibilité, l'homme ne peut pas, pour ainsi dire, respirer.
L'imagination, en son ingéniosité, est parfois capable de découvrir une possibilité, mais à la fin, c'est-à-dire quand il s’agit de croire, seule apporte un secours la perspective que tout est possible à Dieu. […]
Manquer de possibilité signifie que tout est devenu soit nécessaire, soit trivial.
Le déterministe, le fataliste sont désespérés et ils ont comme tels perdu leur moi, parce que tout est pour eux nécessaire. Il leur arrive la même chose qu’au roi qui mourut de faim en voyant toute sa nourriture se changer en or. La personne est une synthèse de possibilité et de nécessité. Par suite, il en est de sa persistance comme de la respiration (respiration) où l’on absorbe et rejette l’air.
Le moi du déterministe ne peut respirer ; car il est impossible de respirer uniquement le nécessaire ; on étouffe alors purement et simplement le moi. Le fataliste est désespéré ; il a perdu Dieu et, par là, son moi ; car être sans Dieu, c’est être aussi dénué de moi. Et le fataliste n’a pas de Dieu ou, ce qui revient au même, son Dieu est la nécessité ; de même en effet que tout est possible à Dieu, de même Dieu est ce fait que tout est possible. Aussi le culte que le fataliste rend à Dieu est-il au maximum une interjection ; il est essentiellement mutisme, muette soumission ; le fataliste ne peut pas prier. Prier, c’est aussi respirer, et la possibilité est au moi ce que l'oxygène est à la respiration. Mais pas plus que l’on ne peut respirer que de l'oxygène ou que de l’azote, la seule possibilité ou la seule nécessité ne peuvent conditionner la respiration de la prière. Pour prier, il faut qu'il y ait un Dieu, un moi et la possibilité, ou un moi et la possibilité au sens plein, car Dieu, c’est le fait que tout est possible, ou le fait que tout est possible à Dieu ; et seul l’homme dont l’être a reçu un ébranlement tel qu'il est devenu esprit en comprenant que tout est possible, et lui seul est entré en rapports avec Dieu. La volonté de Dieu étant le possible, il en résulte que je puis prier; si elle est simplement le nécessaire, l’homme est essentiellement aussi dénué de parole que l'animal.
Il en va un peu autrement de l’esprit boutiquier et terre à terre à qui la possibilité fait aussi essentiellement défaut ; ce genre de comportement, c’est l’insensibilité spirituelle ; le déterminisme et le fatalisme sont le désespoir de l'esprit ; mais l’insensibilité spirituelle est également désespoir. La mentalité bourgeoise manque de toute détermination de l'esprit et se résout dans le probable au sein duquel le possible trouve sa petite place ; elle manque ainsi de possibilité pour devenir attentive à Dieu. Dénuée d’imagination comme elle l’est toujours, elle se conforme à une certaine somme d'expériences vulgaires sur la façon dont les choses se passent, sur les éventualités, les habituelles incidences, que l’on soit d’ailleurs cafetier ou ministre. L'homme entaché de cette mentalité a ainsi perdu et lui-même et Dieu. Car pour devenir attentif à soi et à Dieu, l’imagination doit arracher l’homme à l'atmosphère du probable, l’élever au-dessus et, par une œuvre dépassant le quantum salis [la quantité suffisante] de possible nécessaire à toute expérience, lui apprendre à espérer et à craindre, à craindre et à espérer. Mais l’esprit terre à terre n’a pas d'imagination, il n’en veut pas, elle le dégoûte. Il n’y a donc pas pour lui de secours. Et si parfois la vie vient à son aide et lui apporte ses effrois qui prennent au dépourvu les maximes de perroquet de la banale expérience, pareil homme désespère ou mieux, l’on voit qu’il était désespéré ; il lui manque la possibilité de la foi qui, par le secours de Dieu, peut sauver un moi de sa perte certaine.
Cependant, le fatalisme et le déterminisme ont assez d'imagination pour désespérer de la possibilité, assez de possibilité pour découvrir l'impossibilité ; l’esprit terre à terre trouve l’apaisement dans la banalité et son désespoir est le même, que les choses aillent bien ou mal. Le fatalisme et le déterminisme manquent de possibilité pour détendre, adoucir, tempérer la nécessité ; en d’autres termes, ils manquent de possibilité comme moyen d'atténuation ; l'esprit terre à terre manque de possibilité pour réveiller de l’insensibilité spirituelle. Il croit en effet disposer de la possibilité, avoir capturé son immense élasticité dans le piège ou la maison de fous du probable, il croit la tenir prisonnière, il la promène de tous côtés enfermée dans la cage du probable et l’exhibe, s’imaginant qu’il en est le maître et sans voir que par là justement il s’est lui-même rendu captif, esclave de l’insensibilité spirituelle et réduit à la dernière misère. Car si celui qui s’est égaré dans la possibilité s’élance avec l’audace du désespoir et si celui pour qui tout est devenu nécessaire, dans l’étreinte du désespoir, se brise les reins à soulever la réalité, l’esprit terre à terre, lui, célèbre le triomphe de l’insensibilité spirituelle. »
Sören Kierkegaard, La maladie à la mort, Partie I, C/ A/b
Mettre fin au fanatisme par le possible : la voie du salut.
Le livre de Tristan Garcia paru en 2023, Laisser être et rendre puissant, interroge le sens de l'existence et les possibilités d'une vie éthique. Dans cette partie de conclusion, il se demande comment être, comment se donner une forme de vie émancipée, et donc émancipatrice pour les autres aussi. Il cherche quelle subjectivité, c'est-à-dire quelle manière de penser et d’agir, peut inviter les autres à gagner en puissance sans être autoritaire. Il propose six telles subjectivités, chacune accompagnée de sa critique négative.
« Il existe une cinquième forme de puissance subjective, qui se prétend plus forte que les précédentes.
Des subjectivités libre (confuse) ou libérale (impuissante) rendent possible, alors que les subjectivités puissante (autoritaire) et lucide (dépressive) rendent impossible. Les unes et les autres laissent être ou empêchent d’être, mais elles n’engagent jamais à être : elles ne rendent rien nécessaire.
Or une forme de subjectivité qui rend nécessaire et qui se rend puissante se conçoit plutôt comme engagée.
C’est une subjectivité militante.
Aux autres, elle apparaît comme fanatique. Un engagement, quand on ne le partage pas, ressemble toujours du dehors à un fanatisme, même léger. C’est le prix à payer. Car la subjectivité ne s’engage qu’à la condition de rendre nécessaire : « Tu dois, tu ne peux pas ne pas faire cela… Il faut dès à présent… Nous devons tous, dès maintenant... » La subjectivité prend un tour militant dès qu’elle rend, à partir de ce qu’il y a, à partir de la situation présente, nécessaire et urgent d’agir ainsi – faute de quoi ce sera l’anéantissement.
L’engagement interdit l’innocence : tu ne peux pas ne pas savoir et fermer les yeux ; tu ne peux pas ne pas agir. Du moins, tu ne peux pas ne pas choisir : choisis ton camp. […]
C’est donc d’abord une nécessité conditionnée. Tout est présenté à la lumière de cette subjectivité militante comme un choix à l’extrême limite du non-choix : en tant que militant, tu as certes le choix entre agir ainsi, ce qui est bien (c’est en tout cas un moindre mal), ou ne pas agir ainsi, mais être tenu pour responsable de la catastrophe et du mal. Tu gardes le choix ; mais il n’est présenté que comme une alternative entre la lumière et l’obscurité, une mince chance de salut et le chaos généralisé, entre l’espoir de lutter et l’abîme assuré.
Le militant rend nécessaire. C’est sa fonction éthique. Il se doit de présenter autour de lui, dans son cercle qu’il lui faudra élargir, le choix du non-choix. Il travaille à transformer tout ce qui semble encore possible en nécessité, qui contraint à l’action, ici et maintenant. […]
C’est ce manque de possible qui frappe les subjectivités situées hors du cercle : il semble qu’il ne soit plus possible de discuter, de débattre, sinon pour finir renvoyé au choix du non choix. L’engagement vu du dehors, c’est le remplacement systématique du possible par le nécessaire, du point de vue d’une subjectivité autre. Effrayée de ne plus en trouver, acculée par une nécessité qu’elle ne reconnaît pas, celle-ci qualifie celle-là, dont le cercle s’étend, de « fanatique ». […]
Le fanatique est la parfaite inversion du lucide. Celui-ci observe tout le champ de bataille, les intérêts et les raisons de chacun, mais il n’a plus aucun camp : il trouve de l’impossible partout, de la puissance nulle part. Celui-là n’a que de la puissance et de la nécessité : il a un camp et il ne considère l’état du champs de bataille (la société, l’époque) que du point de vue de son propre camp.
Le fanatique est puissant. […]
Comment interrompre une subjectivité fanatique ? Retrouvez sa possibilité. Car une subjectivité fanatisée aux yeux des autres ne se rend jamais absolument puissante au point de s’ôter toute possibilité ; il y a toujours un point intime où ce en quoi elle croit, ce pour quoi elle agit est encore choisi. C’est une possibilité, un saut risqué de son esprit, et pas seulement une nécessité ou un devoir. Aussi refoule-t-elle du mieux qu’elle peut ce point de faiblesse, ce point de possible, cette faille dans l’armure. »
Tristan Garcia, Laisser être et rendre puissant, pp. 518-520
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