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Le comique et le rire

Partons du plus élémentaire, du plus visible, du plus simple à identifier : le rire. Le rire est un phénomène humain universel, événement nerveux spontané et contagieux, qui agite les organes et imprime sur le visage les signes caractéristiques de la joie – sourire et yeux plissés. Ce qui fait normalement rire, causes consensuelles de ce phénomène, est regroupé dans le « comique », qui désigne, lui, un ensemble de codes culturels spécifiques.

Les comédies d’Aristophane ou de Molière n’ont plus le même pouvoir irrépressible que certains mems, BD, vidéos youtube, films ou romans comiques actuels. À lire Henri Bergson, en 1900, définir le comique en général comme « du mécanique plaqué sur du vivant », on n’éprouve aujourd’hui qu’une adhésion partielle. Cette définition colle bien au modèle du pantin, au comique de Charlie Chaplin, à une époque où l’idéal de progrès poursuivait enthousiaste le rêve de l’automatisation. Mais elle manque par exemple l’ironie ou le cynisme plus essentiel à l’humour contemporain, qui repose sur une dialectique entre conscient et inconscient. Par exemple, Natalie Wynn explique le « cringe », ce sentiment comique ambiguë, comme causé par la vue d’une personne inconsciente de la gêne qu’elle devrait ressentir et provoque, de ce fait, chez les autres. Le langage et le langage du rire, c’est-à-dire le code du comique, ont évolué. Même, d’un continent à l’autre, les ethnologues ont été parfois décontenancés, à tel point que Pierre Clastres a écrit un article intitulé « De quoi rient les Indiens ? » à propos des Indiens Chulupi du Paraguay.

La relativité du concept de « comique » à une époque ou un espace donné, éveille un doute quant au caractère tout à fait spontané du rire. Si ce qui est comique ici ne l’est pas ailleurs, alors le rire doit avoir une dimension construite. On se demande alors : à quoi sert-il ? Quelle est sa fonction ?

 

Le problème

Un doute, une nervosité s’est insinuée dans l’élan initial qui nous invitait spontanément à définir le rire comme une expression de joie. Si rire s’apprend et sert à quelque chose, et pour comprendre à quoi, il faut alors examiner son processus et ses effets. À y regarder de plus près, on connaît bien l’intrication du rire avec la gêne ou la tension. On parle de « rire nerveux », « rire jaune » ou de « rire aux larmes », qui suggèrent que le rire est entremêlé d’autres émotions. Faut-il donc voir le rire comme l’expression d’un état de détente paradoxal ou, au contraire, comme le moyen d’atteindre la détente, révélateur d’une situation initiale tendue ?

Faisons un pas de côté, vers l’anthropologie, qui complexifie la fonction du rire. Les travaux de Luc de Heusch sur les Tetela du Kasaï ou de Pierre Clastres sur les Chulupi du Paraguay mettent en évidence des cas proprement surprenant de rire. Les personnes observées rient au cours de rituels ou de récits qui tournent en dérision le pouvoir du chef ou du chaman. Les anthropologues interprètent : le rire sabote toute possibilité dominatrice du chef. La possibilité qu’il exerce un pouvoir coercitif n’est jamais prise au sérieux. Le rire remplit une fonction de désamorçage politique. Certes il serait difficile de prétendre que tout rire a une intention anarchiste, on peut néanmoins tirer de ces exemples l’idée que le rire est une institution, c’est-à-dire qu’il est doté d’une certaine intentionnalité et remplit une fonction politique.

Le rire nous place donc dans une situation délicate, paradoxale. D’une part, on voudrait se demander : quelle est l’intention du rire et que défait-il, d’un point de vue psychologique et politique ? D’autre part, conscient.es d’avoir entre les mains un objet malgré tout chargé d’une certaine spontanéité, c’est-à-dire d’une incontrôlable irrationalité, on ne peut pas le réduire à un instrument univoque utilisé en vue d’une fin. Notre objet échappe donc à une caractérisation systématique.


La méthode

Demandons-nous d’abord « de quoi rit-on ? » afin de réfléchir aux causes immédiates et concrètes du rire, avant d’élaborer une réflexion plus générale sur les fonctions du rire. Il nous faut adapter la démarche philosophique. On ne peut pas simplement se demander s’il est vrai que quelque chose est drôle ou non : le drôle conserve une irréductible dimension subjective. Le jugement selon lequel quelque chose est « drôle », certes vise l’objectivité (d’avantage que « je ris »), mais échoue en général devant l’ambition de convaincre qui pense le contraire (contrairement à « c’est vert », « c’est dangereux » ou « c’est bien » qui peuvent se discuter).

Il en va avec les blagues comme avec les œuvres d’art qui inventent leur propre langage en détournant la réalité perçue (montage cinématographique, trompe-l’œil, tour de magie) : on peut seulement se demander si « ça marche ». On se questionne sur son efficace, sur la probabilité d’une compréhension intuitive par le plus grand nombre, c’est-à-dire qu’on se demande si elle remplit sa fonction communicative, et ce en adéquation avec la fin visée, en l’occurrence de faire rire. Comme « beau », dire de quelque chose qu’elle est « drôle » revient à considérer qu’elle provoque un rire assez communicable, assez universel, et non pas qu’elle nous rappelle à tel souvenir personnel et ne fait rire que nous. Donc devant une blague, en se demandant « Est-ce que ça marche ? », on s’interroge à la fois sur notre rire propre et sur ce que nous projetons du rire des autres.

Répondre à la question repose donc sur la faculté de perception du sens commun et d’objectivation des leviers comiques de la blague. Toute blague est à la fois irréductiblement spécifique, de même que le rire, et composée d’un ensemble de ces leviers issus des codes du comiques, que l’on reconnaît d’une blague à l’autre.

 

Objet : le comique

De quoi rit-on ? L’atelier sur le sujet a identifié plusieurs ressorts comiques :

  • Jeux de mots : jeux d’esprit et de langage sur les double-sens et les homophonies 

  • Répétition : un même élément ou motif comique est réemployé plusieurs fois, provoquant le rire à l’usure ou par anticipation 

  • Décalage de registre : par exemple, le passage d’un registre champêtre à un registre trivial

  • Décalage sémantique : un même mot employé dans des contextes différents provoque un déplacement inattendu dans l’imaginaire 

  • Décalage de mécanique : une histoire habitue l’esprit à une certaine logique employée plusieurs fois, puis change de forme 

  • Contre-pied : le déroulé éveille des attentes dans l’auditoire qui est surpris par une chute inattendue 

  • Changement de rythme : passage d’une narration longue et détaillée à une fin abrupte

  • Absurde : la narration présente comme logique une réalité impossible.

  • Grivoiserie : la narration évoque crûment des sujets tabous, de l’ordre de la sexualité.

Il existe toutefois un préalable nécessaire à tous ces ressorts comiques, sans quoi le rire n’a pas lieu : la surprise. Sans elle, la blague est redondante, grossière, seulement amusante, elle ne suffit pas à déclencher le rire. Être surpris.e ou non est propre à chacun.e, selon que l’on a déjà entendu cette blague ou une similaire, selon que l’attitude de l’énonciateur.rice nous rappelle à telle personne de notre passé. La surprise est l’irréductible caractère subjectif de ce qui est drôle. À zoomer sur la surprise, on voit qu’elle présente elle-même une dimension insaisissable. En effet on peut bien être surpris.e par la répétition même, dans la blague, ou par le retour inattendu d’une blague entendue par le passé. Elle ne coïncide pas précisément avec l’absence de répétition, elle ne se laisse pas réduire à la binarité, elle dépend de la disposition de l’auditrice, de l’auditeur, selon qu’il ou elle s’attend ou non à ce retour, selon s’il ou elle y prend plaisir ou non. Elle dépend d’une certaine disposition à la légèreté, c’est-à-dire d’un certain rapport oublieux au passé, de qui se laisse étonner.

 

Causes et finalité : fonctions du rire

Pourquoi rit-on ? De l’expérience vécue, on dégage plusieurs fonctions communes au rire, non exclusives les unes des autres :

  • Rire pour se détendre : devant une scène tendue, une obscénité, un excès, le rire permet de relâcher la tension, en oubliant ce qui est grave ou sérieux. 

  • Rire pour séduire : le rire étant contagieux, rire permet d’amadouer l’autre par effet miroir, et signifie une disposition à la légèreté. 

  • Rire pour combler le vide : en riant, on prend l’espace, on capte l’attention. Du vide dont on ne sait quoi dire, l’absurde, on peut toujours rire.

  • Rire pour appartenir à un groupe : rire permet de faire communauté. Communauté mimétique, par contagion de l’état hilare, et communauté culturelle, par reconnaissance des mêmes codes comiques. Ces codes culturels peuvent être plus restreints, signifier l’appartenance à une classe sociale ou à un groupe clos, aux références communes. Rire d’un bouc émissaire peut même forger un nouveau groupe.

  • Rire pour s’extraire d’une situation : au contraire de la dynamique précédente, on peut rire devant un événement sérieux, grave ou tragique, pour s’en extraire. On prend de la distance, on refuse l’adhésion ou l’empathie, le rire est un retour à soi.

  • Rire pour goûter l’ivresse : on peut chercher le rire par addiction à la sensation même. Dans le rire, les sens sont saturés, l’espace est rempli, on arrête de penser et de percevoir.

  • Rire pour penser : pour penser un objet, soi-même, une chose, une idée ou autrui, il faut à la fois faire l’expérience de cet objet, en connaître la profondeur, et prendre de la distance vis-à-vis de cet objet, le connaître à distance, pour ne pas y confondre sa propre subjectivité. Il y a deux moments à la pensée, un premier préalable, de fusion, de rencontre, de provocation des affects (moment de compréhension), un second d’analyse, de perception des limites, où s’exprime l’idée rationnelle (moment du jugement). Or le rire signe le passage du premier état au deuxième. On rit pour s’extraire du sérieux, de l’empathie, de la confusion entre soi et l’objet et on ouvre ainsi, par la dérision, la voie à une possible prise de distance analytique.

     


Bibliographie :

Henri Bergson, Le rire, 1900

Pierre Clastres, « De quoi rient les Indiens ? », La Société contre l’État, 1974

Luc de Heusch, « L’inversion de la dette », Genèse de l’État moderne en Méditerranée, Approches historique et anthropologique des pratiques et des représentations, Actes des tables rondes internationales tenues à Paris (24-26 sept. 1987 et 18-19 mars 1988), Rome, 1996

Natalie Wynn, Le “cringe”, 2020 : https://www.youtube.com/watch?v=vRBsaJPkt2Q&ab_channel=ContraPoints



 

 

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